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Comptes rendus de lecture
Nicolas VERNOT et Jean-Paul FERNON, Armorial des communes de l’Algérie française, avec le concours de Patrick ROUSSEAU, Françoise STURER-DEJEAN, Jean-Yves BOVIS et Jean-Paul de GASSOWSKI, Montpellier, éditions Mémoire de notre temps, 2005, 234 p., dont 38 de pl. couleur, ill. noir et blanc dans le texte.
Les armoiries communales sont apparues probablement dès le XIIe siècle (Martin de Framond, « Aux origines du sceau de ville et de juridiction : les premiers sceaux de la ville de Millau », BÉC, t. 147, 1989, p. 87-122) et se sont multipliées pendant les trois derniers siècles du Moyen Âge (Brigitte Bedos, Corpus des sceaux français du Moyen Âge. T. I : Les sceaux des villes, Paris, Archives nationales, 1981). Elles n’ont cessé depuis de remplir leur rôle d’emblèmes collectifs : en dépit du déclin de l’héraldique sensible, en France tout au moins, à partir de la fin du XVIIIe siècle, leur nombre n’a cessé de croître à l’époque contemporaine. À cette pérennité exceptionnelle s’ajoute un autre caractère : l’exportation que cette héraldique territoriale a connue en dehors de l’Europe et qui a accompagné le mouvement de colonisation.
En direction du Nouveau Monde, notamment au Canada, le phénomène est historiquement bien documenté (voir par exemple Daniel Cogné et Patricia Kennedy, Lasting impressions : seals in our history / Les sceaux, empreintes de notre histoire, Ottawa, Archives nationales du Canada, 1991 ; Robert Pichette, « Armoiries de souveraineté et de possession françaises en Amérique », RFHS, t. 69-70, 1999-2000, p. 7-38). Pour l’Afrique du Nord, le livre récent de Nicolas Vernot et de Jean-Paul Fernon, Armorial des communes de l’Algérie française nous offre non seulement la recension soigneuse de plus de 80 armoiries municipales mais aussi, en guise d’introduction et sous la plume de N. Vernot, une étude de synthèse incitant à la réflexion.
L’introduction repère d’abord la chronologie de la diffusion de l’héraldique communale en Algérie (p. 16-17). Attestées dès le XVIIIe siècle, les armoiries d’Oran sont certainement les plus anciennes et remontent à la colonisation espagnole. Si quelques armoiries locales ont peut-être vu le jour à la suite de la conquête française de 1830, il faut attendre le Second Empire pour voir les créations se multiplier (à commencer par Alger). Le phénomène se poursuit sous la IIIe République, mais une seconde vague de créations se produit aux lendemains de la Seconde Guerre mondiale, liée à l’urbanisation du territoire ; le processus est alors davantage encadré, avec notamment l’intervention de la Commission nationale d’héraldique. Le nom de Robert Louis est associé à plusieurs de ces compositions de l’après-guerre ainsi qu’aux dessins des fameux timbres postaux qui, à partir de 1947, ont popularisé dans le monde entier les armes des principales villes du pays comme Alger, Bône, Constantine, Mostaganem, Oran, Sétif ou Tlemcem.
Les caractéristiques de cette héraldique retiennent ensuite l’attention (p. 18-37). De l’inspiration qui a prévalu aux créations se dégagent plusieurs traits dominants. D’abord, le rappel de la colonisation, sous ses différents aspects :
– religieux : la croix des chrétiens est présente dans plus d’un quart des écus. Parfois la supériorité religieuse des colons est affirmée d’une manière schématique, le symbole chrétien surplombant celui de l’Islam.
– politique : la conquête française est rappelée, dans la même proportion du quart des écus, par des emblèmes tels que le coq, le lis, l’aigle napoléonienne ou les couleurs du drapeau républicain.
– militaire : les armoiries des grands soldats, comme le maréchal Bugeaud, sont incorporées dans le champ de plus de 10% des communes recensées.
– démographique : on relève quelques importations d’armoiries des lieux d’origine des colons.
L’héraldique communale de l’Algérie française réserve une très large place à l’illustration de la terre et du peuple colonisés. Ainsi le fameux croissant, dont la mentalité européenne a depuis longtemps fait l’emblème des musulmans, revient-il sur 40% des écus, accompagné ou non d’étoiles. Quelques minarets et marabous s’ajoutent à cette évocation, de même que la couleur verte, rare dans le champ des écus européens, qui peut discrètement rappeler l’Islam. D’ailleurs, les armes de l’Algérie créées sous Napoléon III n’étaient-elles pas de sinople au croissant d’or accompagné de trois étoiles du même ? Si les inscriptions en arabe sont totalement absentes, un cinquième des armoiries sont parlantes et jouent sur le nom autochtone de la commune. Dans près de 15% des écus, c’est l’histoire locale qui est à l’honneur, à commencer par les origines antiques : galères, panoplies de légionnaires, colonnes et frontons rappellent l’ancienneté des migrations et des colonisations du Nord de l’Afrique et composent un petit musée d’archéologie phénicienne, grecque et romaine ; au besoin, quelque devise ou inscription latine vient expliciter la référence.
Cette héraldique se fait aussi le chantre des richesses du pays et de ses propriétés naturelles : le soleil brille généreusement sur la terre rouge d’Afrique, le port offre un havre aux bateaux, l’olivier et la vigne, le blé d’or et l’arbre fruitier prospèrent au voisinage d’une flore plus exotique, tandis que l’élevage paisible des moutons côtoie la figure redoutable et légendaire du lion…
L’armorial proprement dit comporte, en première partie, suivant l’ordre alphabétique des communes, des notices historiques plus ou moins détaillées selon les cas ; en deuxième partie, les écus sont tous reproduits grâce à 38 planches en couleur. Dans l’élaboration des notices, les auteurs ont eu recours tout d’abord aux dossiers d’héraldique communale conservés au service des Sceaux des Archives nationales ; pour soutenir leurs prospections bibliographiques, ils ont aussi bénéficié de la documentation rassemblée par Théo Bruand, un des rares héraldistes à s’être intéressé de près à l’Algérie, et de quelques autres fonds privés. Ils ont également recueilli le plus de témoignages possibles dans l’architecture remontant à l’époque française (hôtels de ville ou autres monuments publics). Un vrai travail d’historien donc, compilant les sources de toute nature et les confrontant de manière critique.
Pour les villes les plus importantes, le dossier est fourni. Il faut bien 5 pages pour retracer l’évolution des armes d’Oran, depuis le lion surmonté d’un soleil – qui, on l’a dit, remontent à l’époque espagnole –, jusqu’à leur dernier état – un écartelé où figurent un coq (en 1, pour la France), un contre-écartelé de Castille et de Léon (en 4, rappel de l’époque espagnole), une galère (en 3, signalant l’importance de la vocation portuaire) et un croissant surmonté d’une étoile (en 4, pour l’Islam), sans oublier un chef d’azur semé de fleur de lis (signe redondant de la domination française).
Les armes d’Alger ont connu elles aussi une métamorphose spectaculaire. L’aigle napoléonienne d’or sur champ d’azur et le croissant accompagné d’étoiles d’or sur champ de sinople, qui se sont d’abord partagés l’écu de la ville (en un parti dont le 2 a été parfois réduit à une champagne), n’étaient pas du goût du corps municipal qui adopta dès 1862 les armoiries définitives proposées par un comité constitué ad hoc, dont le champ est un taillé d’azur et de sinople à la barre d’or brochant. Mis à part le navire en chef et la gerbe en pointe, qui ne brillent pas par l’imagination, cet écu a marqué les mémoires à cause de sa forme découplée, très élégante, dite « byzantine » (c’est-à-dire turque), qui a été imitée par nombre d’autres communes du pays. De plus, le lion au naturel posant la patte sur un boulet, qui charge la barre d’or, est un rappel archéologique local dont l’origine viendrait du décor de l’ancienne forteresse ottomane de Ras-el-Moul, repris au fronton de la porte de France rebâtie au même endroit.
Bône a été dotée d’une galère, qui évoque la colonisation antique, et d’un lion qui représente le rocher de la Pointe-au-Lion protégeant le port ; le chef est chargé d’une branche de jujubier, jouant sur le nom arabe de la ville, Annaba. On se serait attendu à ce que les armes de l’ancienne Hippone célèbrent de quelque façon le grand saint Augustin qui en fut l’évêque. L’opinion locale était-elle trop laïque pour tolérer cette référence ? En fait, il faut chercher ailleurs le souvenir du grand philosophe et théologien : dans les armoiries de sa ville natale, Souk-Ahras (antique Thagaste), qui comportent en pointe une mitre et une crosse…
L’héraldique des communes de l’Algérie française est « volubile », reconnaît N. Vernot, elle est souvent complexe, accumule les partitions, multiplie les meubles et figures. Elle comporte souvent des enquerres, place émail sur émail, métal sur métal. Cette méconnaissance des règles classiques s’explique-t-elle par le manque de compétence héraldique des cadres locaux ? On doit avouer que la surcharge des écus et l’infraction au canon des couleurs ne sont pas propres au terrain algérien : ce sont des tendances générales dans l’héraldique municipale contemporaine et qui ne suffisent pas à singulariser les communes d’Algérie de nombre de créations réalisées à la même époque en métropole.
En revanche, l’ouvrage insiste avec finesse sur ce qui fait tout l’intérêt de ce matériau pour l’historien : cet imaginaire colonial auquel l’héraldique fournit non pas seulement un exercice de style mais une forte expression emblématique. La fierté de l’origine française n’exclut pas le rappel de la civilisation « indigène » par des signes que le colon lui-même a choisis (le croissant, la couleur verte, la figure du minaret, etc.), qu’il n’hésite pas à adopter comme marque de son identité, en une terre où il s’est expatrié et qu’il considère comme sienne. Le statut départemental et la normalisation administrative de l’Algérie ont évidemment favorisé cette combinaison sémiotique d’éléments métropolitains et d’éléments réputés autochtones. Même le rappel des peuples antiques, phéniciens, grecs et romains, justifie la colonisation moderne qui trouve ainsi une glorieuse généalogie, un discours des origines…
La réflexion proposée par l’ouvrage suscite quelques extrapolations. Qu’est devenue cette héraldique après l’indépendance ? Dans une conversation avec Nicolas Vernot, nous apprenons qu’elle n’a pas disparu et que certaines armoiries, toujours en usage, ont connu depuis des modifications : les signes de la domination française ont fait place à ceux du nouvel État, et certaines figures qui faisaient sens dans la mentalité coloniale ont été remplacées par d’autres célébrant les nouvelles valeurs nationales. Par exemple, dans les armoiries d’Aïn-Bessem, qui plaçaient jadis dans un écartelé une corne d’abondance, une gerbe de blé, un dromadaire et un fortin, les deux dernières figures sont aujourd’hui une tête de mouton et un combattant en armes. L’enquête demande à être poursuivie et pourrait déboucher sur une seconde étude. Les autres possessions françaises d’Afrique du Nord ont-elles connu un patrimoine d’armoiries aussi riche ? La bibliographie est fort mince mais, selon N. Vernot, la rareté de la documentation concernant la Tunisie et le Maroc ne sauraient être un hasard : l’Algérie peut bien constituer un cas particulier, sur le plan de l’héraldique comme dans son histoire coloniale en général…
Ne pourrait-on pas espérer un jour un travail global, une thèse sur l’histoire des armoiries dans l’empire colonial français, en Amérique, en Afrique, en Extrême-Orient et dans le Pacifique ? La documentation ne se limiterait pas à l’héraldique des collectivités locales. Elle engloberait aussi, de manière générale, celle des administrations et l’emblématique des unités militaires : sur ce dernier plan, les sections de symbolique des services historiques des Armées, à Vincennes, conservent une riche documentation sur les insignes crées pour les unités affectées outre-mer et un livre récent du colonel Mamadou Lamdou Touré (Les Tirailleurs sénégalais, éditions Les trois Orangers, 2005), vient de fournir de précieux éléments sur cette célèbre unité). Le livre de N. Vernot et de J.-P. Fernon, en tout cas, fournirait la meilleure base à de telles recherches, pour la méthode comme pour la problématique.
Jean-Luc CHASSEL
Extrait de la Revue française d’héraldique et de sigillographie, t. 76, 2006, p. 165-168
(sous le titre : « L’héraldique des collectivités territoriales. Les communes de l’Algérie française : à propos d’un livre récent »)
© Société française d’héraldique et de sigillographie, 2007