Comptes rendus de lecture

Emmanuel ROUSSEAU, Sceaux médiévaux d’Eure-et-Loir. Catalogue méthodique de la collection de sceaux détachés des archives départementales d’Eure-et-Loir, Sous-série I SC, Chartres, Archives départementales d’Eure-et-Loir, 2013, 21×27 cm, 219 p., ill. couleur.
Comme bon nombre d’institutions patrimoniales de France et d’Europe – archives, mais aussi musées et bibliothèques –, les archives départementales d’Eure-et-Loir à Chartes conservent une collection d’empreintes de sceaux détachés. Plus ou moins importantes du point de vue quantitatif, ces collections ont été formées généralement dans la première moitié du XIXe siècle pour des mobiles divers et contradictoires : recherche de gain de place dans les liasses ou layettes ; souci d’éviter que les empreintes ne s’entrechoquent et ne se détériorent à chaque manipulation des chartes ; méconnaissance de la valeur diplomatique du sceau, objet figuratif d’un intérêt mineur au regard de l’écrit, jugé seule véritable source de l’Histoire. Il faut s’estimer heureux lorsque les empreintes ont été conservées, dans des médailler, des boîtes ou des cartons, car dans certains dépôts, elles ont été jetées ou vendues et fondues pour en récupérer la cire…

Ces conceptions, qui passent à nos yeux comme d’épouvantables hérésies, ont été balayées par le grand mouvement fondateur de la sigillographie scientifique, et par la constitution de collections de moulages, auxquels Louis-Claude Douët d’Arcq et Germain Demay, en France, et Alexandre Pinchard, en Belgique, ont attaché leur nom.

Depuis lors et jusqu’à nos jours, la conservation des collections de sceaux détachés a fait l’objet ici où là de reconditionnements soigneux et d’inventaires particuliers. Ainsi, par exemple, aux Archives nationales de France le répertoire de la collection de sceaux détachés (ANF, sc/X) établi par Martine Dalas et Marie-Claude Delmas, sous la direction de B. Galland, et, aux archives départementales de l’Aube, l’inventaire réalisé par Arnaud Baudin, sous la direction de N. Dohrmann, et mis en ligne sur le site internet de cette institution. Localement ces collections ont été enrichies par une heureuse politique d’acquisition d’empreintes mises en ventes sur le marché des antiquités.

Aux archives d’Eure-et-Loir, on a fait endosser le « crime » au secrétaire de préfecture de Santeul, entre 1837 et 1842, au demeurant estimable érudit ; mais il semble que le ciseau ait été en action après lui… Dans l’enquête à laquelle il s’est livré, Emmanuel Rousseau constate (Introduction, p. 7-10) que les fiches signalétiques d’un grand nombre des sceaux détachés établies par Lucien Merlet, archiviste d’Eure-et-Loir de 1852 à 1893, indiquent la cote des chartes dont ces empreintes proviennent. D’ailleurs, lorsque Germain Demay vint en mission à Chartres en 1861 pour mouler une partie des empreintes des fonds en vue d’un inventaire des sceaux de l’Île-de-France jamais achevé – les moulages effectués ont été cependant inclus dans le Supplément de la collection de moulages de sceaux des ANF–, il put inscrire au crayon sur les chartes les numéros d’ordre de ses propres fiches de moulage… E. Rousseau ne cherche pas désigner des coupables mais, prudemment, conclut que, à l’époque, les empreintes concernées ne devaient pas être conservées bien loin des chartes… Quoi qu’il en soit, au terme d’un patient travail de recoupements entre fiches, inventaires et originaux, sur les 201 sceaux qui composent la collection, environ 170 (soit 85%) peuvent être « rattachés » aux actes dont elles proviennent (avec les cotes modernes). Il n’est pas d’autre collection de ce genre qui bénéficie d’un score si favorable aux historiens !

L’intérêt de ces sceaux détachés n’a pas échappé à E. Rousseau, directeur des archives d’Eure-et-Loir de 1997 à 2010, qui a favorisé le travail de Mme Elodie Ropp, auteur d’un très bon mémoire de maîtrise d’histoire médiévale – Chartres au Moyen Âge (XIIe-XVe siècle) à travers une série de sceaux chartrains inédits…, université Versailles-Saint-Quentin, 2004, sous la dir. du Pr Pierre Monnet, avec notre collaboration – puis d’offrir au public la publication scientifique de cette collection. Les notices (201 empreintes dont 94 sont accompagnées d’un contre-sceau) ont été rédigées conformément aux normes sigillographiques actuelles. Elles sont systématiquement accompagnées de photographies en couleur de haute qualité. Le plan de classement est classique : aux sceaux laïcs (1 à 74 : rois, grands feudataires, seigneurs et dames, offices et juridictions) et ecclésiastiques (75 à 167 : papes, évêques et leur administration, chapitres, chanoines et leurs juridictions, abbés, abbayes et prieurés), s’ajoutent 25 empreintes non identifiées (178 à 201) – en faible proportion pour une collection de ce genre et, dans la plupart des cas, semblant être de petits sceaux de juridictions –, ainsi que 10 sceaux (168-177) devant être considérées comme des forgeries médiévales, qui proviennent de l’industrie des moines de la Sainte-Trinité de Tiron (Thiron) et avaient fait jadis l’objet d’une étude de Lucien Merlet.

La plupart des sceaux publiés ici est inédite, bien qu’un certain nombre d’empreintes ait été moulé par Demay et inclus dans la collection ANF/sc/St, comme dessus-dit. Relevons et commentons quelques espèces remarquables. Parmi les sceaux laïcs :
– Du sceau de Pierre II, comte d’Alençon et du Perche, de la maison de Valois (n° 7-8) en 1386 et 1403, il ne subsiste que deux petits fragments de ce sceau, où le comte était visiblement représenté debout en armes.
– Henri Ier, sire de Joinville, comte de Vaudémont par héritage maternel (Henri V de Vaudémont), en 1362 (n° 15) a un sceau de type équestre aux armes de Joinville. Comme il est malheureusement fragmentaire, E. Rousseau publie opportunément un dessin qu’il a retrouvé dans la collection de Gaignières (BNF, ms lat. 5185 I, p. 198, Chartularium episcopi Carnotensis…), non repéré par Joseph Roman, et qui permet de restituer la plus grande partie de l’empreinte.
– Robert de Beaumont, en 1227 (n° 20), est le sire de Beaumont-les-Autels. Le sceau équestre est réduit à un mauvais fragment, mais le contre-sceau fait clairement apparaître ses armes (deux léopards, plutôt que lions passants).
– Hervé de Châteauneuf-en-Thymerais, en 1208 (n° 25 – ANF, sc/St2926), cadet de cette puissante famille, et seigneur de Brézolles. Son sceau équestre à gauche montre un grand écu dont il faut compléter ainsi la description : une étoile à six rais (à vrai dire peu distincte, qui est Châteauneuf) brisée d’un lambel à quatre pendant.
– Laure de Montfort, dame d’Épernon (n° 42 – ANF, sc/St2963), fille cadette d’Amaury de Montfort et de Béatrice de Viennois. Son sceau est un bel exemple de femme célibataire : héritière d’Épernon, vieille seigneurie des Montfort, elle est qualifiée dans la légende de « demoiselle » et son effigie est entourée de deux écus au fameux lion à la queue fourchée). L’empreinte est appendue à un acte de janvier 1256, donc quelques mois avant son mariage avec l’infant Ferrand de Castille, comte d’Aumâle et de Ponthieu (fils du roi Fernand III, premier né de son second mariage avec Jeanne de Dammartin).
– Isabelle, dame de Tachainville, en 1274 (n° 46 – ANF, sc/St2934), doit son nom à un petit château sur le bord de l’Eure, à quelques kilomètres au sud-est de Chartres (commune de Thivars). Cette femme est proche parente des vidames de Chartres, les Fréteval-Meslay, dont plusieurs sceaux armoriaux (deux fasces accompagnées de huit merlettes rangées en orle) sont publiés aux n°39-41. Elle choisit d’être représentée debout, de profil, la coiffe serrée dans un voile, tenant dans les mains son livre d’heures où se lit l’inscription AVE MARIA. Cette affirmation de piété, d’une grande qualité stylistique, n’a guère d’équivalents en France ; elle est moins rare toutefois dans les sceaux belges.
– Jean de Vado Renardi, en 1289 (n° 47 – ANF, sc/St2916). Le sceau armorial porte une fasce accompagnée de six merlettes. Si le toponyme auquel ce personnage se rattache ne peut être identifié, ses armes semblent bien proches de celles des vidames de Chartres.
– Le premier sceau de la châtellenie de Chartes (au parti Alençon-Châtillon), dont deux empreintes sont publiées (n° 51-52 : v. 1280 et 1284), date du temps de Jeanne de Châtillon, comtesse de Chartres puis héritière de Blois et de Dunois, qui épousa en 1271 Pierre de France, comte d’Alençon, mais il est antérieur à la vente de Chartres Philippe IV, en 1286, qui ne tarda pas à donner le comté en apanage à son frère Charles de Valois. Les deux types suivants, aux armes de France (n° 53-56, à partir de 1368), sont postérieurs au rattachement au domaine royal via les Valois.
– Le sceau de la châtellenie de Châteaudun (n° 57) est encore aux armes de Châtillon, malgré la date de l’empreinte, 1482 : le comté de Dunois était depuis longtemps aux mains de la célèbre branche des Orléans.
– Le sceau de la châtellenie de Pontgouin en 1468 et 1489 (n° 66 et 67) est celui d’une cour laie : la seigneurie appartient en effet à l’église de Chartres qui y fait graver ses armes (une croix accompagnée, en 1 et 4, d’une mitre et, en 2 et 3, et d’une crosse).

Parmi les sceaux ecclésiastiques :
– Une belle série de bulles pontificales, certaines en parfait état de conservation, depuis Pascal II en 1115 (n° 75) jusqu’à Urbain VIII en 1643 (n° 100).
– Gui de Mello, évêque d’Auxerre, en 1253 et 1256 (n° 101 et 102) : aux notices de ces deux empreintes, il faut ajouter la référence aux moulages ANF, sc/D6481-6481bis (en 1248 et 1251). Les archives départementales de l’Yonne viennent d’en publier, sur leur site internet) un bel exemplaire d’août 1251.
– Guillaume de Champagne, archevêque Sens et évêque de Chartres, vers 1170 et vers 1172 (n° 103-104) possède un contre-sceau comportant une belle intaille antique (un buste de Minerve). C’est celui que le prélat « aux Blanches Mains » utilise pendant toute sa carrière – comme l’a montré Arnaud Baudin, dans son ouvrage Emblématique et pouvoir en Champagne : les sceaux des comtes de Champagne et de leur entourage (fin du XIe- début du XIVe siècle), Langres, 2012, p. 116-117) –, mais la qualité d’une des empreintes publiées ici (n° 103) est excellente.
– La plus ancienne empreinte conservée d’un sceau du chapitre cathédral est appendu à un acte du fonds de l’abbaye de Josaphat, non daté mais remontant aux environs de 1185 (n° 123). Elle comporte la représentation d’une Vierge de face, trônante et nimbée, tenant l’Enfant également nimbé sur ses genoux. Est-elle issu de la première matrice dont le chapitre faisait usage dès 1115 et dont l’empreinte est annoncée dans un acte du cartulaire de Saint-Jean-en-Vallée (éd. René Merlet, Chartres, 1906, n° 15) ? Le type paraît assez archaïque, quoi qu’il en soit. Il est remplacé au moins depuis 1200 par une belle effigie de trois-quart d’un style très moderne (n° 124 et s.), dotée d’un contre-sceau représentant une Annonciation ; l’Ange et la Vierge sont placé sous deux arcades, exemple précoce de la présence d’une micro-architecture dans le champ d’un sceau…
– Les maires de Loëns en 1428 et 1450 (n° 135-137) sont des agents laïcs d’une seigneurie appartenant au chapitre : ils n’auraient pas dû être classés parmi les sceaux ecclésiastiques.
– Membre d’une famille qui a compté plusieurs évêque et archevêques, Albéric Cornut, chanoine de Sens et prévôt d’Ingré en 1273 (n° 137 – ANF, sc/St2946), adopte, comme le note E. Rousseau, un sceau « parlant », avec une figure d’un Moïse cornu.
– Le chanoine de Chartres Simon de Bérou, chanoine, en 1209 (n° 142 – ANF, sc/St2972), préfère un type non figuratif : un pentalpha accompagné des lettres formant son nom.
– Son collègue Gervais de Châteauneuf-en-Thymerais, en 1221 (n° 143 – ANF, sc/St2927), juste un an avant son élection au siège épiscopal de Nevers, possède un sceau orné d’un château fort à gros donjon circulaire. En dépit du caractère profane de ce type, ne nous paraît pas nécessaire de supposer cependant qu’il ait repris de la matrice de son père Gervais II (p. 11) : le diamètre de ce sceau (50 mm) nous semble trop faible pour le maître d’une importante seigneurie. D’ailleurs, le propre frère du chanoine, Hervé, possède en 1208 un sceau équestre de 60 mm, alors qu’il n’est qu’un puîné qui n’a pas succédé à la seigneurie paternelle et a dû se contenter de celle plus modeste de Brézolles (cf plus haut, n° 25).
– L’abbé Aucher de Saint-Chéron-lès-Chartes en 1190 (n° 159), chef d’une communauté de chanoines réguliers, est représenté assis tenant la crosse et le livre.

Regroupons les sceaux des juridictions canoniques :
– Il aurait fallu nommer « sceau de l’officialité » et non « sceau de l’official » les n°118 (cour de Chartres en 1251, avec représentation d’un buste d’évêque à mi-corps et, au contre-sceau un bras crossé et une mitre), 130 (cour de l’archidiacre de Chartres en 1248, avec effigie de l’archidiacre à mi-corps), 131 (cour de l’archidiacre de Dreux en 1249), 150-152 (cour du doyen de Chartres, premier type en 1237, deuxième type en 1247 et 1288) ; 155-156 (cour du sous-doyen de Chartres, premier type en 1254, deuxième type en 1320). Comme des recherches récentes l’ont montré (J.-L. Chassel, « Note sur l’iconographie et la légende des sceaux d’officialités épiscopales au Moyen Âge », dans Sixième Congrès de l’Association des cercles francophones d’Histoire et d’Archéologie de Belgique et LIIIe Congrès de la Fédération des cercles d’Archéologie et d’Histoire de Belgique. Congrès de Mons, 2000, Mons, 2004, t. 4, p. 1073-1084 ; « Les sceaux des officialités médiévales », dans Les officialités dans l’Europe médiévale et moderne. Des tribunaux pour une société chrétienne. Actes du colloque international… Troyes, 2010, éd. Véronique Beaulande-Barraud et Martine Charageat, Turnhout, 2014, p. 133-157), les légendes de ce genre de sceaux font normalement référence à la « cour » et l’iconographie privilégie les emblèmes des titulaires de la juridiction, occultant ainsi la personnalité des officiaux, simples mandataires. Les sceaux chartrains publiés par E. Rousseau comportent cependant deux exceptions remarquables, et difficilement explicables, à ce système : d’une part le « sceau des officiaux de la cour de Chartres » en 1467 (n° 119 – ANF, sc/St2940) ; d’autre part le « sceau de l’official » de l’archidiacre de Dreux, avec contre-sceau aux causes, en 1281 (n° 132 – ANF, sc/St2955).
– Le sceau aux causes inédit de Nicolas, chantre de Paris en 1219 (n° 140), appendu à une sentence arbitrale, est extraordinairement précoce : nous n’avions jamais relevé, pour notre part, de mention de sceau « aux causes » avant la fin des années 1230 !
– Le sceau aux causes du doyen de Chartres en 1247 (n° 153-154 – ANF, sc/St2949) comporte une étrange représentation de lion (ou de loup ?) rampant, avec au bas de la gueule et au-dessus de la patte, à gauche, deux petits motifs (en forme de herse ou de cage) que nous ne parvenons pas à identifier et qui peuvent bien avoir été ajouté à la gravure initiale, tant leur position dans le champ semble malhabile.

Nous n’insisterons pas ici – en raison de l’étude que lui a consacrée Lucien Merlet (« Fausses chartes de l’abbaye de la Trinité de Tiron », BÉC, t. 15, 1854, p. 516-527) – sur le passionnant dossier de forgeries médiévales (n° 168-177) que comporte la collection. : les moines n’ont pas hésité à s’attaquer à de grosses pointures, comme le comte de Blois, le sire d’Amboise ou encore l’archevêque de Tours, et le résultat est capable d’abuser l’œil le plus averti…

Les sceaux non identifiés sont, nous l’avons dit, en faible proportion. La plupart semble être constituée de petits sceaux de juridictions laïques. Hasardons-nous à une suggestion en ce qui concerne le n° 198 : n’est-il pas bien proche du type de sceau adopté par l’abbaye St-Jean-en-Valée (n°158), mais avec la figure de l’agneau pascal inversée ?

L’ouvrage est agrémenté de quelques reproductions des merveilleux vitraux de la cathédrale de Chartres, judicieusement confrontées avec quelques empreintes du catalogue : la célèbre Vierge à l’Enfant, en face d’un des sceaux du chapitre (p. 127) ; un Moïse arborant deux cornes en face du sceau du chanoine de Sens Albéric Cornu (p. 140). Quant à la figure du chancelier de la cathédrale, Robert de Bérou, sur une des verrières du haut du chœur (p. 80), elle serait censée le montrer tenant en main le sceau du chapitre comme objet de fonction, en fait un objet rond aniconique et doté seulement d’une inscription, dont la lecture est d’ailleurs difficile en raison du retournement de certaines lettres (spes… universis… ?). Proposons une autre interprétation : le personnage, debout devant un autel, manipule au poignet, mais en aube, sans chasuble ni dalmatique (il n’est sans doute seulement sous-diacre) tient plutôt une patène.

La collection publiée par E. Rousseau est, on le voit, riche par les informations historiques qu’elle nous offre et par les discussions qu’elle suscite. Remercions sincèrement l’auteur d’avoir fourni ces matériaux à la recherche et espérons que la publication des empreintes détachées prélude à un inventaire de la totalité des sceaux du riche patrimoine des archives départementales de ce département.

Jean-Luc CHASSEL
Revue française d’héraldique et de sigillographie, édition en ligne
© Société française d’héraldique et de sigillographie, 2015

 

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